Canoë, 19 août 2011 (Nicolas Bérubé)

Devant cette abondance de marijuana, Ottawa cherche à donner un second souffle à son programme de répression.

Le gouvernement Harper étudie actuellement un projet de loi qui enverrait automatiquement en prison les personnes coupables d’avoir cultivé plus de six plants de marijuana.

Pour le criminologue Neil Boyd, le durcissement des condamnations demandé par les conservateurs n’a rien de nouveau: c’est une stratégie qui a déjà été tentée.

«À la fin des années 60, le simple fait d’avoir de la marijuana en sa possession pouvait valoir une peine de prison, explique-t-il. Ça n’a rien changé: la culture et l’usage du cannabis ont explosé.»

Quand la Californie a envisagé de légaliser le cannabis, l’an dernier, les experts canadiens ont évalué que le scénario entraînerait une catastrophe en Colombie-Britannique.

Cela aurait en effet menacé les exportations de marijuana vers les États-Unis, qui représentent plus de 2 milliards de dollars par an, ainsi que 20 000 emplois, selon une étude de l’Université de Fraser Valley.

Adam Scorgie se souvient d’avoir vu les producteurs de cannabis paniquer. «Soudainement, des gars venaient me voir au gym pour me poser des questions sur le référendum californien. Ils étaient nerveux. Ils comprenaient que le prix du pot tomberait si la légalisation avait lieu.»

Ce qui ne s’est pas produit, 54% des électeurs s’étant opposé à la légalisation lors du référendum.

Au Canada, la légalisation est impensable pour le moment, croit Ian Mulgrew, qui voit toutefois un changement possible dans les cinq à dix prochaines années.

«La marijuana est diabolisée depuis 100 ans. Ce n’est que depuis 30 ans qu’un autre discours a commencé à apparaître. Pouvoir avoir une discussion honnête sur la marijuana est un phénomène récent.»

En Colombie-Britannique, parler de cannabis, c’est parler d’argent, dit Adam Scorgie.

«Les marchands de Kelowna acceptent d’être payés 500$, 1000$, 1500$ en argent comptant, et ils savent très bien d’où ça vient, dit-il. Tout le monde en profite, directement ou indirectement. Je pense que la loi va rester exactement la même, et que les cultivateurs vont continuer à brasser de bonnes affaires, pendant plusieurs années encore.»

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Et à peine plus tôt, pas très loin de là…

Colombie-Britannique: au paradis du pot

Nicolas Bérubé, pour Canoë, le 18 août

(ndr : pour ceux qui savent pas, “pot” au Québec, c’est pareil que “teshi” en fRANCE)


(Kelowna, Colombie Britannique) Des centaines de personnes paressent au son d’une musique house sur la plage municipale de Kelowna. Dans le stationnement, des VUS Cadillac Escalade luisent près des Ford F-150 et des Porsche décapotables. Des bateaux glissent sur le lac Okanagan comme des boules sur une table de billard.

Le non-initié y voit une banale scène estivale. Adam Scorgie y voit, lui, la manifestation du crime organisé.

«Combien valent ces bateaux? demande-t-il. Quarante, cinquante mille dollars? Regarde les voitures. Regarde les filles. Qu’est-ce que ça fait à Kelowna, une petite ville sans véritable industrie?»

Kelowna vit du tourisme: les affaires roulent trois mois l’été, trois mois l’hiver. Hormis quatre ou cinq grandes entreprises, les occasions d’emplois lucratifs sont rares dans cette région isolée, située à cinq heures de route de Vancouver. Ici, comme ailleurs en Colombie-Britannique, la vraie économie est cachée. Elle pousse sous terre, dans des maisons vides, derrière des portes cadenassées, dans le sous-sol de familles rangées. La province carbure à l’or vert, le secret que tout le monde connaît, mais dont personne ne parle.

«Kelowna compte plus de 1000 opérations de culture de cannabis, dit M. Scorgie. Ici, c’est notre spécialité.»

Rock stars

La Colombie-Britannique a la réputation d’être un haut lieu du cannabis en Amérique du Nord, et les chiffres semblent appuyer cette thèse.

La province compte plus de 17 000 «grow-op», des installations servant à la culture de plants. Au moins une maison sur 100 dans la province abrite une plantation illégale de marijuana, selon une étude de l’Université Simon Fraser.

Les citoyens de la Colombie-Britannique sont aussi les plus grands consommateurs de cannabis au Canada: 16,8% des 15 ans et plus en ont fumé en 2009, contre 14,1% en moyenne au Canada.

Adam Scorgie est né et a grandi à Kelowna. Il a compris qu’il était entouré de producteurs de marijuana après être rentré d’un long séjour à New York, il y a quelques années.

«Soudainement, je voyais des gars avec qui j’étais allé au secondaire passer leurs journées au gym, sortir le soir et dépenser 2000$ sans même y penser», explique M. Scorgie, acteur et réalisateur. «Ils vivent comme des rock stars. J’ai appris qu’ils étaient dans “l’union”, terme qui est employé ici pour parler de l’industrie du cannabis.»

Sa première réaction a été de se dire: «Moi aussi, je veux faire pousser du pot et vivre comme eux.»

«Mais je n’ai jamais été dans l’illégalité, explique-t-il. Je me suis dit: “Je vais m’intéresser au sujet, mais de l’extérieur”.»

M. Scorgie a réalisé The Union, un documentaire indépendant sur le cannabis, qui est maintenant au deuxième rang des documentaires politiques les plus vendus sur Amazon. Il prépare actuellement un second film, Culture High, cette fois avec un budget de près de 1 million de dollars.

Pas armés

Dans l’esprit de bien des gens, la culture de drogues illégales est associée à la violence, la peur de la police, la crainte de voir un concurrent débarquer chez soi pour tout casser.

Un axiome souvent faux en Colombie-Britannique, explique Neil Boyd, professeur au département de criminologie du l’Université Simon Fraser, et auteur du livre High Society.

«La grande majorité des gens qui font pousser de la marijuana en Colombie-Britannique - 90% - ne sont pas armés, et ne sont pas impliqués dans les groupes criminels, explique M. Boyd en entrevue. Pour ces gens, faire pousser du pot est un revenu d’appoint.»

Le calcul est simple. Un investissement de quelques milliers de dollars et un minimum d’efforts peut permettre à un citoyen de payer son hypothèque rapidement, ou encore de mettre de l’argent de côté pour payer les études de ses enfants. Entre 90 000 et 150 000 personnes travailleraient dans l’industrie de la marijuana dans la province.

Adam Scorgie connaît plusieurs personnes qui ont «quatre ou cinq lampes» dans leur sous-sol, dit-il, en référence aux installations nécessaires à la culture du cannabis.

«Chaque lampe peut produire entre une et deux livres de pot tous les trois mois. On parle donc ici d’un revenu annuel de 45 000$, en argent comptant, en utilisant une toute petite pièce dans le sous-sol, et la facture d’électricité va grimper de 80$ par mois environ. Avec un filtre de charbon pour éliminer l’odeur, on peut recevoir des gens chez soi et personne ne saura jamais qu’on fait pousser du pot.»

La police fait des descentes lorsque des gens portent plainte, mais, en raison de leur volume, les «grow-op» passent souvent sous le nez des autorités. Et l’efficacité des descentes est douteuse: moins de 10% des gens reconnus coupables d’avoir fait pousser de la marijuana vont en prison.

«Dans le journal local, un policier de Kelowna a récemment expliqué qu’il pourrait fermer une plantation de marijuana par jour pendant un an sans pour autant venir à bout du problème, a dit M. Scorgie. La police ne peut tout simplement pas tout contrôler.»

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Maiz’aussi…

À l’avant-garde des soins thérapeutiques

Nicolas Bérubé, pour Canoë, le 18 août

Pour comprendre comment la Colombie-Britannique est devenue le centre canadien de la culture de la marijuana, il faut remonter aux années 60 et à la guerre du Viêtnam, explique Ian Mulgrew, chroniqueur au Vancouver Sun et spécialiste des questions liées à la marijuana.

«Dans les années 60, la Colombie-Britannique était la Californie du Canada, explique-t-il. C’était un endroit très permissif, où la culture des communes et du laisser-faire était importante. Cela a attiré des dizaines de milliers de draft dodgers qui fuyaient la conscription américaine, et l’une des choses qu’ils pouvaient faire pour gagner de l’argent était de cultiver des champs de cannabis.»

À la fin des années 70, l’industrie s’est perfectionnée. La culture extérieure a fait place à la culture en serre, qui permet plusieurs récoltes annuelles et décuple les revenus potentiels.

L’émergence de la culture du haschich a aussi permis à la Colombie-Britannique d’être à l’avant-garde de l’utilisation du cannabis à des fins thérapeutiques.

Santé Canada permet la vente de marijuana thérapeutique depuis 2001, mais de telles boutiques avaient ouvert leurs portes à la fin des années 90 à Vancouver.

On trouve aujourd’hui 20 points de distribution de marijuana thérapeutique dans la province, dont 10 à Vancouver. Sur West Broadway, les galeries d’art et les restos de sushis ont un nouveau voisin: Westcoast Medicann. La boutique épurée a des airs de boutique Apple, et les clients pourraient très bien être les mêmes que ceux qui recherchent le dernier iPhone ou iPad.

Confusion

Josh Lowry, gérant de la boutique à but non lucratif, reçoit des patients atteints du sida, du cancer ou qui souffrent de douleurs chroniques, que la marijuana peut atténuer.

Pour 100$, les clients potentiels de Westcoast Medicann consultent un naturopathe sur place, et ils obtiennent une ordonnance leur permettant d’acheter de la marijuana thérapeutique vendue entre 8$ et 10$, bien moins cher que sur le marché noir.

Pour Ian Mulgrew, la situation actuelle est encore embryonnaire. «Nous avons 2000 producteurs légaux qui cultivent de la marijuana thérapeutique en Colombie-Britannique, un nombre qui devrait passer à 10 000 d’ici les prochaines années», dit-il.

Certaines villes de la province ont choisi d’interdire les dispensaires sur leur territoire, ce qui crée une zone grise, dit-il. «Pour les forces policières, ça devient complexe de savoir qui est légal et qui ne l’est pas. Il y a beaucoup de confusion autour de cette question présentement.»

Josh Lowry dit que personne dans le voisinage ne s’est offusqué de l’arrivée d’un dispensaire de marijuana thérapeutique dans le quartier.

«Nous sommes ouverts depuis quatre mois, et n’avons eu aucune plainte, dit-il. Nous avons même invité les policiers, mais ils ne sont pas encore venus. Leur poste est pourtant à seulement trois pâtés de maisons d’ici.»

Tags: canada, culture indoor, mafia, prison, répression, santé

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