POUR LEUR COUPER L’HERBE SOUS LE PIED, LE MAIRE PRÔNE LA LÉGALISATION.

En juin dernier, après un énième règlement de compte sanglant entre trafiquants, le maire de Sevran, en Seine-Saint-Denis, demandait l’intervention de casques bleus. Un cri d’alarme destiné à attirer l’attention des autorités sur le trafic de cannabis qui paralyse des quartiers comme la cité des Beaudottes, où notre journaliste s’est rendu.

C’est ici, à Sevran, en Seine-Saint-Denis, au coeur de cette grosse cité du quartier Montceleux, dans l’allée Jan-Palach, qu’un jeune homme a été blessé par balle le 1er juin dernier. Il tentait de s’enfuir en scooter. Règlement de compte entre dealers.

Le lendemain, le maire de la ville, Stéphane Gatignon (Europe Ecologie-Les Verts), réclamait l’intervention de l’armée pour éviter de nouveaux affrontements. L’armée à vingt kilomètres de Paris ? L’adjoint au maire, aussi jeune que son patron, nerveux, le portable toujours en main, avec lequel je traverse la cité, explique : « Nous n’avons pas parlé d’appel à l’armée, mais de mettre des casques bleus à Sevran pour forcer le gouvernement à s’engager. Nous ne voulons pas un mort de plus ici, ce n’est plus possible ! » Il faut dire qu’en juin 2010, déjà, un homme avait été abattu dans une cité voisine. Des enfants ont retrouvé l’arme dans un buisson, ils ont joué avec, le coup est parti. Une mâchoire arrachée. Puis, en juillet 2010, suite à une fusillade, 17 impacts de kalachnikov, la nouvelle arme des trafiquants, sont relevés cité Basse. Quelques jours plus tard, des tirs éclatent dans la cité des Beaudottes, des douilles de 9 millimètres sont retrouvées. En mars 2011, un jeune homme de 23 ans est blessé en pleine rue. En mai, une balle perdue brise la fenêtre de l’école primaire voisine, tout près, avenue Ronsard…

LA PEUR DES REPRÉSAILLES

Nous nous en approchons, il est midi, les gamins sortent en piaillant. Depuis la fusillade, toute récréation a été interdite. « Les instituteurs ont eu peur pour les enfants, vous pensez bien… », grimace l’adjoint au maire.

Aujourd’hui, deux cars de CRS ont pris position à côté de la maternelle, juste entre les deux allées où les dealers, les « bicraveurs » comme les appellent les jeunes du quartier, s’affrontent depuis plusieurs mois. Le ministre de l’intérieur, Claude Guéant, a donné là, début juin, suite au cri d’alarme de Stéphane Gatignon, une conférence de presse très médiatisée pour assurer qu’il rétablirait l’ordre républicain. Il était temps. Cela fait des années que les cités de Sevran, un réseau inextricable de tours, d’allées, de culs-de-sac, de buissons et de caves, où vivent quelque 20 000 habitants, abritent le plus important trafic de cannabis d’Ile-de-France. Soudain, le téléphone de l’adjoint au maire sonne. On lui apprend qu’à la suite de l’arrivée des CRS dans le quartier Montceleux, le deal a repris dans la cité des Beaudottes, à un kilomètre de là. Nous y allons en voiture. « Il vaut mieux ne pas descendre. Ils surveillent tout mouvement, et me connaissent. Si vous y allez à pied, mieux vaut ne pas dire que vous êtes journaliste. » Des immeubles décrépits, les lettres dansantes de tags, des jeunes types embusqués dans les cages d’escalier, aux aguets. Dans la rue, des femmes pressées, des gamins à capuche, une ambiance tendue. Plusieurs milliers de personnes, chômeurs, ouvriers, vivent là, pris en otage. Dans certains immeubles, les jours de deal, ils doivent montrer leurs papiers aux dealers pour prouver qu’ils habitent là. Ceux qui se plaignent le font de façon anonyme, de crainte des représailles. « Tout se sait dans une cité… », explique l’adjoint au maire. D’où la difficulté de démanteler des réseaux. En mars dernier, Christian Lambert, le préfet de Seine-Saint- Denis, a déclenché une vaste opération de police à Sevran, appelant dans les médias à « la guerre à la drogue ». Hélicoptère, chiens renifleurs, policiers à pied, motos, cars de CRS. Pendant trois jours, ils ont sécurisé les halls d’immeubles de plusieurs cités et fouillé les appartements. La saisie a été maigre. Un fusil à pompe, un pistolet automatique, 1 700 euros, une plaquette de hasch le premier soir. Un caïd détenant deux armes de poing et 15 kilogrammes d’herbe le lendemain. Ancien commandant d’une compagnie de CRS en Seine-Saint-Denis, Serge Supersac, auteur avec Stéphane Gatignon de Pour en finir avec les dealers (Grasset, 2011), a eu des mots très durs sur cette opération : « Christian Lambert croit qu’à l’instar des écuries d’Augias, un Hercule policier pourra tout nettoyer d’un coup… Mais chaque fois que Sisyphe est heureux d’avoir dégagé quelques jeunes d’un hall d’immeuble, ils reviennent le lendemain, plus énervés encore. »

« AUJOURD’HUI, LE TRAFIC DE CANNABIS, C’EST DE L’ACHAT-REVENTE BAS DE GAMME, LES O.S. DE LA DROGUE EN QUELQUE SORTE. » SERGE SUPERSAC, ANCIEN COMMANDANT D’ UNE COMPAGNIE DE C.R.S. EN SEINE-SAINT-DENIS

En effet, trois mois plus tard à peine, les tirs entre dealers reprenaient. Selon Serge Supersac, nous ne sommes plus désormais dans une logique de grand banditisme. Démanteler et décapiter « une bande » dans une cité ne suffit plus. Confronté à l’énorme demande de cannabis de la région parisienne, qui permet des petits gains rapides (35 000 euros par jour à Sevran d’après la mairie), le deal s’enracine dans les banlieues pauvres. Il devient un business de survie – « de subsistance », dit le maire de Sevran -, rapporte beaucoup, s’appuie sur les familles en difficulté (des femmes seules avec enfants, des jeunes chômeurs), se reconstitue sans cesse. Serge Supersac analyse l’échec des politiques coups de poing actuelles : « On a toujours besoin d’un ennemi intérieur identifié et les bandes sont parfaites pour cela… Sauf que la réalité, inacceptable, est tout autre : les trafics sont le fait de groupuscules concurrents qui luttent pour des territoires et s’entre-tuent. Mettre la main sur un dealer ne donne qu’un dealer… Le pouvoir s’invente une mafia comme adversaire. Mais aujourd’hui, le trafic de cannabis, c’est de l’achat-revente bas de gamme, les O.S. de la drogue en quelque sorte. » La solution ? Pour Stéphane Gatignon, il est urgent d’en finir avec le tout-répressif : « Il faut revenir à la police de proximité, créer des Unités de prévention urbaine qui s’installent dans les quartiers défavorisés, gagnent la confiance de la population et des jeunes. L’Etat, les services sociaux, les municipalités, les industriels doivent revenir dans les banlieues. C’est contre-productif d’abandonner le traitement social. » Favorable à la dépénalisation, le maire de Sevran va plus loin : « Il faut aller jusqu’à la légalisation. C’est la seule manière, si j’ose dire, de couper l’herbe sous le pied aux dealers. » Une utopie ?

Frédéric Joignot

QUESTIONS

Les partisans de la légalisation devront répondre aux parents inquiets de voir un nouveau stupéfiant légal s’ajouter à l’alcool : la consommation de cannabis peut entraîner des difficultés de concentration, gênantes en classe, dangereuses au volant.

Autre sujet d’alarme, les produits de mauvaise qualité – résine coupée au henné ou à la paraphine – ou dont le taux de THC est très élevé.

F. Jo.


Tags: Beaudottes, Christian Lambert, Claude Guéant, ONU, saisie, Serge Supersac, sevran, stéphane gatignon, trafic noir, violence

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